Une rééducation comme sur des roulettes

26/06/2020

Mon opération  a eu lieu il y a un mois déjà. Les 15 premiers jours faisant suite à mon arrivée au centre de rééducation fonctionnelle de La Bourbonne à Aubagne ont été assez éprouvants. En effet, les mesures de protection et de prévention Covid-19 fixées par l'ARS obligeant tout nouveau patient entrant à rester confiner en chambre sans aucune visites ni sorties ont été psychologiquement difficiles.  Accepter ce nouveau moi, amputé d'une partie de lui-même, coupé du jour au lendemain de son intégrité physique est déjà un premier cap à franchir. Et cette première épreuve dans un contexte comme celui que nous avons tous vécu, la rend pour moi d'autant plus héroïque. Chaque petite victoire s'apprécie dans l'instant présent. 

Heureusement que durant cette période je recevais tout de même la visite quotidienne de ma kiné attitrée, Guiseppina, dont l'accent mélodieux trahissait les origines italiennes. Cette particularité, en plus de sa naturelle bienveillance et de son écoute empathique procurait à ses soins une dimension joviale et colorée. Le courant est aussitôt passé entre nous.  La prise en charge pendant ces deux semaines dû se limiter au drainage de l'oedème post-chirurgical, et à la mobilisation du moignon afin d'éviter l'apparition de raideurs articulaires. Mais cela faisait un bien fou. 

Je recevais aussi la visite de Pauline, puis d'Alexandra, ergothérapeutes, pour faire le fameux exercice du miroir, en m'amenant courageusement un immense miroir qui peinait à rouler jusqu'à ma chambre dans l'objectif de soulager les sensations de fourmillements permanents ainsi que les douleurs de membre fantôme. Ce sont des perceptions fatigantes au long cours, des douleurs très désagréables à type de décharges électriques ou de sensations d'être piqué au pied par une aiguille accompagnées des réactions musculaires réflexes qui correspondent. C'est vraiment surprenant et étrange ces impressions d'avoir toujours l'intégralité de son membre malgré l'amputation, et de pouvoir mobiliser cette partie de corps absente tout en étant capable de dire à quel endroit exact elle se trouve. Je ne saurais dire encore aujourd'hui dans quelles mesure ces perceptions ont pu être influencées par la mémoire résiduelle de restriction de mobilité de mon genou figé en flexion et de douleurs avant amputation; et par l'image rassurante du flamant rose perché sur une seule patte que Claire, ma compagne a suggéré dans mon inconscient en m'affirmant avec sincérité qu'elle aimait trop le futur "animal mono-patte" que j'allais devenir pour me quitter malgré les difficultés à venir.

Les interventions de Tania, une des psychologues du centre ont eu elles aussi une grande influence dans l'amélioration de mon état émotionnel et psychologique. Moi qui ne pouvait à cette période là me passer des anxiolytiques que je prenais depuis la semaine qui a précédé l'intervention chirurgicale, je suis à ce jour, un mois plus tard totalement sevré de cette chimie temporairement indispensable. Ce sont réellement des pilules magiques d'une rapidité d'action impressionnante qui aident merveilleusement bien à passer certains caps difficiles. Mais ce à condition de bien garder à l'esprit qu'elles ne sont pas "LA" solution à long terme, et qu'elles ne dispensent aucunement d'un travail psychologique évident. Un grand merci pour m'avoir aider à gommer, puis effacer complètement toutes les craintes et appréhensions légitimes à un changement de vie aussi radical qu'inévitable. Je suis désormais capable de faire face à  mes peurs, à les regarder , et me regarder dans le blanc des yeux sans être paniqué, ni tourmenté par ce futur inconnu empli d'incertitudes.

La fin de cette période de confinement voit naître en même temps un changement de rythme draconien. Finis l'ennui et l'apitoiement. Multiplication des séances de psy, apparition des séances de renforcement musculaire avec Fabien qui ne ménage pas nos corps empâtés par tant d'inactivité prolongée. Dur dur de s'y remettre! Il faut se faire violence, mais c'est un travail indispensable et nécessaire pour se préparer à marcher avec une prothèse, qui plus est fémorale comme la mienne. 

Il y a aussi, les visites de Mathias le psychiatre et du médecin rééducateur Dr Michèle Timsit qui remplissent merveilleusement bien leurs fonctions dans le suivi du patient avec ouverture: planification, réaménagement progressif des traitements en cours, projection des étapes et compétences à acquérir. 

Pour continuer sur la lancée, ergothérapie plus active par travail de l'équilibre statique et dynamique grâce à des applications très ludiques comme l'utilisation de la console wii a des fins thérapeutiques. Travailler et progresser en s'amusant, quoi de plus agréable? Mais non sans efforts...

On rajoute à tout ça, les rendez-vous avec l'assistante sociale, les contacts téléphoniques des organismes de sécurité sociale, de prévoyance, de mutuelle, MDPH, pour avancer dans les démarches administratives et déclarer son statut d'handicapé afin de bénéficier des aides et prestations légitimes visant à améliorer les conditions de vie liée à cette nouvelle situation qui me plonge dans l'inconnu. Les incertitudes demeurent encore, mais toutes ces informations ont un impact rassurant pour l'avenir. Le chemin va prendra certes du temps, mais heureusement que je suis français, car sans aide financière pour acquérir une prothèse qui se chiffre à plusieurs dizaines de milliers d'euros, on imagine vite ce que peuvent entraîner de tels incidents de parcours dans d'autres pays...

Avec une telle recrudescence d'activités si soudaine, je bénis le week-end d'être enfin là..


Cette nouvelle dynamique associée aux nombreuses rencontres de personnes amputées tout comme moi dans des postures meilleures mais aussi et surtout pire que la mienne m'ont fait grandement avancer. Ça m'a permis de beaucoup relativiser une fois franchie l'étape d'auto-dévalorisation de voir entre autres mais particulièrement Vincent, amputé des 4 extrémités, garder malgré tout un calme probablement en partie apparent car je n'imagine pas maintenant que l'on puisse traverser une telle épreuve aussi sereinement sans avoir été confronté et réussi à  vaincre une majorité de ses propres démons à un certain moment. En tout cas à chaque fois que je le vois. Je suis admiratif de sa personne, si calme, si agréable et sympathique, réussissant malgré tout à marcher sereinement au milieu du gymnase grâce à ses prothèses de jambes, et s'entraînant avec patience à utiliser ses mains électroniques. Il faut à mon sens un mental d'acier,  une sacrée force intérieure qui puise très certainement son énergie dans le soutien inébranlable de la famille et des amis. Car je peux dire après toutes les épreuves que j'ai pu traverser en bientôt presque un an que pour moi, ça a été et cela reste encore une force que je ne peux contester et que je proclame même haut et fort!

La cicatrisation ayant très bien évolué en tout juste un mois, voici venu le moment tant espéré de ma première prothèse d'entraînement provisoire. Mercredi 17 juin  2020 restera gravé à tout jamais dans ma mémoire. C'est devenu un jour très important dans mon histoire personnelle. J'en ai encore la chaire de poule rien que d'y repenser. C'est pour moi l'amorce d'une autre vie où il y a tant à découvrir et à construire... 

Malgré le fait qu'elle soit totalement rigide, donc non articulée, cette prothèse m'a permis de regoûter aux saveurs de la verticalité et m'offre à nouveau la possibilité de rester debout sans aucun autre artifice. Mais au-delà de cet aspect très agréable, elle m'a surtout donné un espoir enfin palpable et concret d'autonomie. La marche, elle, fut encore un autre challenge. D'abord en tenant les barres de chaque côté, tout en me disant en cet instant précis, "je ne vois pas comment ça va être possible de marcher avec ça!!". Mais après un peu d'entraînement, et surtout quelques réglages essentiels de la prothèse pour améliorer ma posture, mes appuis, et respecter ma physiologie de marche, cela devient plus fluide, et tout de suite beaucoup plus envisageable. A force d'enchaîner les aller-retours, je marche progressivement avec de plus en plus d'aisance. Au point que, tout à coup, tout juste une heure après avoir enfilé cette sacro-sainte prothèse, je décide enfin de lâcher les barres sur plusieurs mètres consécutifs et je marche tout seul! Je l'ai fait!  YES !!!! I did it!!!! Objectif personnel n°1 atteint! Ce n'est pas parfait, c'est épuisant, il y aura encore du travail, c'est forcément perfectible, mais j'y arrive, et en si peu de temps! Guiseppina, ou plutôt Pina comme tout le monde l'appelle est elle en stress permanent, et pousse des petits cris d'effroi au moindre léger trébuchement et risque de chute, mais je reste concentré, confiant, imperturbable, tout en restant prudent et vigilant malgré tout. De jour en jour je progresse, et si vite que deux jours plus tard, le vendredi 19 juin, je commence déjà à faire des exercices que l'on ne fait habituellement que plus tard dans la rééducation, dans le but de parfaire l'équilibre d'appui sur la prothèse. Il s'agit de prendre complètement appui sur son pied prothétique pour pouvoir ensuite poser le pied sain (droit pour moi en l’occurrence) sur une marche sans s'appuyer complètement dessus. On touche et on revient... Et je me débrouille pas trop mal pour une première! Sauf que l'objectif ultime de l'exercice c'est de réussir à faire la même chose en touchant juste le sommet d'un gobelet plastique posé à l'envers sur la marche, et sans l'écraser... Euh comment dire, y'en a qui y arrivent?????

Toujours est-il que ce même vendredi en fin d'après-midi, Pina me dit , "c'est bon, on peut passer à la prothèse articulée lundi si c'est possible en fonction des orthopédistes, car je ne voudrais pas que tu gardes de mauvaises habitudes de marche à cause de cette prothèse. C'est vraiment une autre manière de marcher, et ça risque de nous faire perdre du temps pour la suite". Elle demande donc à Claire et Thomas, des ortho-prothésistes qui sont tout aussi extraordinaires, consciencieux, bienveillants, et attentionnés que le reste de mon staff de rééducation, et c'est ok!! Du coup Claire récupère "ma jambe" pour le week-end et me la ramène lundi après-midi avec une retouche de la coque, de l'emboîture, car mon moignon a déjà perdu du volume et il bouge trop à l'intérieur. 


Le week-end passe assez difficilement, encore angoissé par toutes les incertitudes futures, et le fait qu'aucune visite ne soit autorisée le week-end. Toutefois, Emilie la superviseur des kinés arrive à me négocier une fois par semaine la visite de Claire et surtout des enfants qui sont normalement interdits . C'est long! Mais c'est long!!! J'étouffe, j'ai besoin de sortir de cette chambre oppressante où l'on ne peut qu'à peine entrebâiller la fenêtre. Il y a bien une terrasse au même étage pour les fumeurs qui de fait me rebute à y pénétrer, moi qui ne fume pas, et encore moins après ces épisodes de chimiothérapie, mais tant pis, je n'en peux plus, j'y vais quand même. Et finalement je trouve un espace pour prendre l'air, me gorger de soleil, à distance des fumeurs dont la nuisance est fortement gommée par le vent qui souffle en éloignant la fumée. Ouf, enfin, je revis!!! En plus ce fut l'occasion d'établir de nouveaux contacts, de discuter avec des personnes fort sympathiques que je n'avais jamais vues et dans des situations parfois similaires à la mienne. 

Le week-end finit enfin par passer, et le lundi tant attendu arrive, avec la visite de ma famille le matin, et le retour l'après-midi de ma prothèse réajustée et dotée du nouveau genou articulé que je découvre pour la toute première fois. C'est vraiment génial, on passe au niveau supérieur, mais le risque de chute est majeur car la prothèse de genou se verrouille sur l'appui du talon en chargeant le poids du corps dessus, et se déverrouille aussitôt brusquement et sans demi-mesure lorsque l'appui passe en pointe de pied. Whaouh!! Il ne faut pas se louper! Merci les barres de maintien. Puis progressivement, à force de volonté et de persévérance,  de "Force et Courage" comme me disent souvent certaines personnes et patients qui me soutiennent et se reconnaîtront, en tenant bien compte des conseils et des critiques très objectives et constructives de Pina et de Claire, j'arrive de nouveau rapidement à marcher. En plus c'est devenu tellement plus confortable depuis que mon emboîture a été rectifiée pour s'ajuster au mieux à mon moignon.  Je deviens de ce fait beaucoup plus optimiste au sujet de cette contrainte de devoir porter une prothèse qui plus est fémorale en permanence, car c'est bien plus contraignant au niveau de la réadaptation qu'une prothèse tibiale. 

D'ailleurs, je n'imagine pas la difficulté pour ceux comme Gabriel, Alexis, qui sont  double amputés fémoraux, et David, tibial d'un côté, désarticulé de hanche de l'autre... Autant un amputé tibial peut reprendre une vie quasi totalement normale à la fin de sa convalescence, autant l'amputé fémoral, lui, voit la tâche bien plus ardue et contraignante. Il y a un genou étranger artificiel à apprivoiser en plus d'un appuis complètement différent, car il faut s'appuyer par son ischion ("os pointu de la fesse") sur une sorte de léger plateau situé en haut de la partie arrière de l'emboîture. Et cela n'est confortable ni assis (fesse du côté de la prothèse surélevée du fait de cet éperon de soutien), ni en position statique debout prolongé. Et je ne vous parle pas de la position assise surs les toilettes... Peut-être qu'avec le temps le corps s'habitue et la gêne disparaît? Je l'espère. En tout cas, ce qui est certain, c'est qu'il y a une énorme différence entre une emboîture bien ajustée et une autre trop grande à cause de la variation de volume du moignon. Celui-ci met beaucoup de temps à se stabiliser après l'opération, raison pour laquelle il faut porter en permanence pendant au moins un an un bonnet élasto-compressif lorsqu'on ne porte pas la prothèse (sorte de chaussette de contention adaptée au moignon). Cela oblige aussi régulièrement à modifier l'emboîture pour l'ajuster au mieux au moignon, et parfois même à la refaire entièrement, d'où la place extrêmement importante des ortho-prothésistes dans la rééducation. Avez-vous déjà essayé de marcher, skier, patiner, ou faire du roller en ligne avec des chaussures ayant une ou deux pointures de plus que votre taille normale? Alors, je vous laisse imaginer...

Je m'adapte de mieux en mieux et progresse vraiment bien. A tel point, qu'en fin de journée grâce à l'heureuse annonce matinale du  Dr Timsit de vouloir me faire passer en hôpital de jour le 3 juillet afin que je puisse retrouver ma famille et le confort de ma maison, Pina réfléchit et me dit: "mais il ne reste que 2 semaines, c'est vraiment tôt. Elle discute avec Thomas, et lui dit "je ne pense pas que ce soit une bonne idée de le laisser sortir avec la future prothèse mécanique hydraulique qu'il aura certainement dans moins de 15 jours sans qu'il ne soit autonome." Thomas appelle à son atelier, et quelques minutes plus tard, "C'est bon! J'ai fait mettre une Mauch de côté pour mercredi". Et c'est comme ça qu'aujourd'hui, mercredi 24 juin, à seulement une semaine de rééducation, je marche déjà avec cette prothèse Mauch de chez Ossur qui sera très certainement ma future première prothèse définitive. J'ai appris par la même occasion, qu'on a droit à 2 prothèses tous les 5-6 ans entièrement prises en charges par la sécurité sociale. La première mécanique, et six mois après une prothèse électronique.

Les réglages sont beaucoup plus fastidieux qu'avec la précédente prothèse car  plus précise, exigeante et technique, mais beaucoup plus fluide et agréable une fois qu'on se l'approprie un peu. Tout juste après une heure d'essai, j'arrive à marcher avec sans me tenir aux barres, bien que je reste extrêmement vigilant, car au final, après multiples essais, aller-retours et tentatives de réglages, l'ancrage de l'emboîture n'est pas suffisamment postériorisée et les capacités limitées de réglage des éléments prothétiques font que mon genou se déverrouille subitement lorsque je fais de grandes enjambées. Chose qui ne devrait pas se produire en toute logique. Je suis un peu déçu, car je comptais bien envoyer un message ce soir là à ma famille et mes amis, à nouveau tout fier de moi en leur montrant mon nouveau jouet, ma troisième prothèse en une semaine, mais je préfère attendre pour cela de la maîtriser davantage. Malgré cela, les kinés et orthopédistes ébahi par mes progrès si rapides me complimentent et me félicitent si bien que je clôture malgré tout le chapitre de cette nouvelle journée par une certaine satisfaction. En plus, nous pensons avoir trouvé l'origine du problème grâce au grand sens de l'observation, aux compétences fortes de dix ans d'expérience, au professionnalisme de Thomas et à mon sens aiguisé de l'équilibre et de l'auto-analyse personnelle lié aux bénéfices et avantages d'être ostéopathe. Encore une sacrée journée de performances, et il est l'heure de s'arrêter, mais je continue de m'entraîner à marcher entre les barres, encore et encore, insatiablement, jusqu'à ce que j'entende: "Tu sais Cédric, tu as aussi le droit de te reposer un peu de temps en temps!" Concluant cette journée sous quelques éclats de rires!

To be continued...